L’affaire de tout le monde

L’agression sexuelle sur les campus et la grâce à bon marché

Kendall Cox

Traduit de l’anglais par Richard Ouellette

La sexualité n’est pas et ne peut être un enjeu strictement individuel et elle ne devrait pas être une question à caractère privé dans le couple. La sexualité, comme toute autre capacité essentielle, précieuse et volatile, est l’affaire de tous.
– Wendell Berry, “Sex, Economy, Freedom, and Community”[1]

Dans On Photography, Susan Sontag rapporte ce qu’elle a ressenti en voyant des images des camps de concentration pour la première fois. Elle n’avait alors que douze ans. Plus tard, elle a commenté son expérience ainsi : « Je n’ai jamais rien vu d’autre — en photo ou dans la vraie vie — qui m’ait meurtrie aussi durement, profondément, instantanément. » En réalité, il me semble approprié de diviser ma vie en deux segments, avant que je voie ces photographies et après. »[2] Sontag qualifie son expérience d’ « épiphanie négative ». Être témoin de la violence sexuelle dépeinte pour la première fois a eu le même effet sur moi. Ma vie peut être divisée en deux segments : avant que je sois témoin d’une scène de viol et après. J’avais seize ans lorsque j’ai vu le film A Time to Kill au cinéma avec mon copain de l’époque. Le film décrit l’injustice raciale et sexuelle brutale qui prévaut dans le Sud des États-Unis. Mon ami est allé acheter du popcorn et je suis restée seule à assister à cette scène angoissante. Je me suis mise à trembler. J’avais la nausée. J’étais ravie lorsque le père de la jeune fille a abattu son violeur. Après, mon copain m’a raccompagné à la voiture et il a mentionné que sa mère avait été violée lorsqu’elle était jeune, un peu comme pour me dire : les gens survivent à un tel événement, tu sais. Cela n’a pas aidé. Ce fut une épiphanie négative qui a redéfini complètement ma manière de voir le monde. Il m’a fallu de nombreuses années avant de comprendre la prévalence et les dynamiques culturelles insidieuses à la base de la violence sexuelle et j’ai réalisé combien j’étais reconnaissante de n’avoir été exposée à un tel événement qu’au cinéma plutôt que d’en avoir fait moi-même l’expérience.

« Vous savez que les cours ont repris lorsque les e-mails d’agression sexuelle se mettent à circuler sur le campus. #mafillenefréquenterapasl’université. » Ce fut là la mise à jour de mon statut après la première semaine du trimestre de l’automne 2016. Une amie m’a répondu : « sans doute ton hashtag devrait-il être : #Monfilsnefréquenterapasl’université. » L’année qui a suivi fut une période incroyable de prise de conscience à travers les États-Unis, avec des memes tels que #MeToo et #TimesUp apparaissant un peu partout dans les médias. Il est bien connu que la violence sexuelle — et d’une manière plus générale, la violence inspirée par les préjugés sexuels — constitue un problème aux proportions horrifiantes. L’Organisation mondiale de la santé rapporte que plus d’un tiers des femmes dans le monde ont fait l’expérience de la violence physique ou sexuelle de la part d’un partenaire sexuel, ou de violence sexuelle de la part d’un non-partenaire ; et près de 40 % des meurtres de femmes sont commis par un partenaire sexuel masculin.[3] Nous voyons l’université comme un lieu privilégié, offrant un répit par rapport à de tristes réalités comme cela. La petite université pittoresque où j’ai fait mes études était une communauté à l’accès intentionnellement restreint et les étrangers étaient tenus loin de ses pelouses verdoyantes et si bien entretenues. Je suppose que cela procurait à mes parents une certaine consolation lorsqu’ils y déposaient leur fille unique. Mais lorsque j’ai participé, avec quelques amis, à ma première « soirée à la plage » sur le campus, organisée par ma fraternité, mon père plaisantait à moitié lorsqu’il m’a dit : « Procure-toi un pistolet taser et je te conseille de viser bas. »

Je suis maintenant professeure. Comme premier devoir dans mes cours d’éthique appliquée, j’invite les étudiants à examiner leur propre comportement. Je leur demande de choisir une situation dans laquelle ils se retrouvent au quotidien et d’identifier les différentes catégories morales en jeu dans leur manière de réfléchir. Les actions parlent : elles communiquent un message ou un texte. Et si tel est le cas, il est alors possible de lire ce message, de l’interpréter, de le questionner. Une chose qui caractérise nos actions est qu’elles tendent à suivre un certain schéma. Et c’est justement ces schémas, les répétitions, qui sont éloquents. Lorsque l’on apprend à faire l’exégèse d’un texte, cet élément est très important : il faut prêter attention aux répétitions, car elles indiquent ce qui compte vraiment dans le récit.

Ainsi, voici un schéma qui est évocateur. Les femmes des États-Unis sont particulièrement vulnérables à la violence sexuelle durant leurs études universitaires et peu de temps après. Au début du premier trimestre de mon programme de baccalauréat, j’ai assisté à un exposé parascolaire terrifiant qui m’a ouvert les yeux à ce sujet. Jusqu’à cet événement, je n’avais aucune idée du caractère généralisé du phénomène. Bien que les statistiques tendent à varier quelque peu, un ensemble d’études suggèrent qu’entre l’âge de 18 et 25 ans, 1 femme sur 4 sera « agressée sexuellement » (l’expression est définie de manière à inclure la plupart des formes de « contact sexuel non désiré »), et 1 femme sur 10 sera violée, plus de la moitié de ces femmes le seront par intoxication ou incapacité.[4] Après avoir découvert ces données, je me suis mise à arpenter les trottoirs du campus en comptant les femmes que je croisais, 1, 2, 3, 4. J’ai commencé également à observer les étudiants masculins de mon entourage, ne sachant pas trop comment les compter. Lors de soirées, je ne buvais que de l’eau que je m’étais servie moi-même.

J’étais réticente à suivre les activités de sensibilisation #MoiAussi sur les réseaux sociaux l’année dernière pour la même raison que plusieurs autres femmes : par respect pour celles qui avaient enduré les violations les plus extrêmes de leur corps et de leur personne. Bien que le continuum qui sépare le harcèlement de la violence implique l’identification de certains degrés, du point de vue logique, dans mon expérience, il y a surtout une différence qualitative marquante lorsqu’il est question de l’impact de cette maltraitance sur les victimes. Pour un grand nombre de mes amies ayant été agressées sexuellement, l’événement continue d’avoir un effet fondamentalement destructeur sur leur sexualité et sur leur conscience de soi.

Bien sûr, il y a #MoiAussi. Et s’il n’y a pas eu d’agressions directe dans la vie des autres femmes, c’est peut-être simplement parce qu’il y a eu beaucoup d’incidents évités de justesse. Durant mes quatre années d’études de baccalauréat, j’ai été traquée, poursuivie, empoignée et tripotée, menacée et assujettie à toutes sortes de commentaires déplacés ou agressifs. C’était tellement fréquent que j’ai oublié la plupart des incidents. Un camarade de classe et ami a laissé des messages terrifiants sur ma messagerie après qu’il ait appris que je fréquentais quelqu’un. Lorsque j’ai étudié à l’étranger, il m’a fallu m’enfuir pour échapper à un homme qui me suivait jusqu’en classe avec un couteau derrière son dos. Durant mes études supérieures, un étranger perturbé a tenté de me tirer hors de ma voiture lorsqu’il était tard, après que je me sois garée devant mon appartement, une nuit. Je n’avais pas de téléphone cellulaire sur moi. Je suis repartie à vive allure et j’ai erré en ville durant un bon moment, espérant que l’homme aurait disparu à mon retour. Cette même année, j’ai aperçu trois hommes tentant de pénétrer dans mon appartement alors que je rentrais chez moi, un soir, avec mes sacs d’épicerie. Ils ont quitté les lieux avant l’arrivée de la police. En tant que calviniste convaincue, j’ai grandi en refusant de croire à la chance ou à la bonne fortune, mais cela n’a rien d’accessoire qu’aucun de ces événements se soient soldés par un dénouement funeste. Précisément à cause de cela, ces expériences sont en soi une sorte de fardeau psychologique pour moi. Lorsque j’étais plus jeune, je ne pense pas avoir passé une semaine sans me trouver dans une situation où je me suis demandée, comme un auteur l’a formulé si clairement : « ceci est-il mon viol ? » Le jour de mon 26e anniversaire, je me rappelle distinctement m’être sentie soulagée du fait que j’avais franchi le seuil imaginaire vers la catégorie des femmes « moins susceptibles d’être agressées sexuellement ».

Durant mes études à l’université de Virginie, plusieurs événements marquants ont amené la violence sexuelle et le problème plus large de la violence envers les femmes à l’avant-scène : d’abord l’enlèvement et le meurtre de l’étudiante de Virginia Tech, Morgan Harrington, alors qu’elle se trouvait à l’UVA pour un concert (2009) ; aussi, le meurtre brutal de l’étudiante de quatrième année et athlète de l’UVA, Yardley Love, par son petit ami (2010) ; puis, l’enlèvement et le meurtre de l’étudiante de 18 ans de l’UVA, Hannah Graham (2014) ; et finalement l’article rétracté du Rolling Stone au sujet d’une agression sexuelle présumée lors d’une fraternité de l’UVA (2014). La pièce de théâtre désormais notoire “A Rape on Campus” (Un viol sur le campus) avait comme objectif d’attirer l’attention sur le nombre effarant de cas mal gérés d’agressions sexuelles dans les universités à travers les États-Unis et sur les raisons systémiques portant les victimes à choisir souvent de ne pas rapporter l’abus et de ne pas porter plainte.[5] Le refus systématique des autorités de prendre ces rapports au sérieux ou de relier les points entre ces cas a eu pour résultat une répétition évitable des offenses par l’auteur des méfaits. (Jesse Matthews, à titre d’exemple, a été accusé d’un viol perpétré à la Liberty University et il était présumé être l’auteur d’autres incidents avant qu’il décide d’enlever et de tuer Harrington et Graham[6])

Ces tragédies médiatisées ne reflètent toutefois pas vraiment les incidents plus courants de violence sexuelle et de violence à l’endroit d’un partenaire intime commises sur les campus universitaires actuellement. En 2012, l’UVA a procédé à l’évaluation des écoles où l’on fête le plus à travers le pays (“top partying school.”[7]) Les chercheurs ont identifié systématiquement deux facteurs de risque principaux de victimisation sur les campus : 1) la consommation d’alcool et 2) une culture encourageant les gens à se rencontrer fortuitement pour des relations sexuelles occasionnelles et sans engagement. Cette combinaison de facteurs peut mener à plusieurs scénarios ambigus comme celui rapporté dans l’article du Washington Post, « He said it was consensual. She said she blacked out. UVA had to decide: Was is assault? »[8] (Il a dit que c’était consensuel. Elle a affirmé avoir perdu conscience. L’UVA devait trancher. Était-ce une agression ?). Cette histoire révèle la difficulté de s’appuyer sur le concept « oui veut dire oui » dans les cas de promiscuité résultant d’une intoxication. Voici le commentaire de l’étudiante : « Je pense tout simplement que j’étais si bourrée et incohérente que, vous savez, il n’y avait absolument aucune possibilité de conclure que j’avais donné le feu vert. » En effet, pour ce qui est du « consentement clair », il ne peut être donné dans les cas où la personne est « incapable » de le faire, incluant les situations où elle est « complètement bourrée ». En d’autres mots, il vaut mieux ne pas s’enivrer et avoir une relation sexuelle (même si l’autre personne est techniquement consciente et se comporte de manière agréable). C’est là une excellente règle à suivre dans la vie. Mais dans l’état de stupeur qui caractérise une rencontre fortuite arrosée d’alcool, comment la ou les deux personnes peuvent-elles avoir la capacité de déterminer si oui ou non il y a eu consentement dans de telles circonstances ?

Il mérite d’être répété que la violence sexuelle n’est pas un problème qui concerne uniquement les femmes. Les hommes en sont également victimes à un niveau de plus en plus alarmant. Environ 1 garçon sur six est agressé avant l’âge de 18 ans et les étudiants fréquentant le collège ou l’université rapportent des agressions sexuelles (principalement par d’autres hommes) selon un ratio d’environ 1 sur 16 individus.[9] De plus en plus d’étudiants rapportent également avoir été agressés par des étudiantes. Après la parution de l’article de Rolling Stone, un professeur de l’UVA a fait parvenir une réponse minimisant les dimensions masculines ou féminines dans l’abus sexuel, et dénonçant plutôt les problèmes plus larges de la cupidité et de l’exploitation. Deux autres professeurs de l’UVA ont coécrit “Sex and Danger at UVA,” condamnant l’université pour avoir mis un terme aux « conventions et arrangements institutionnels qui depuis des générations avaient permis aux deux sexes de cohabiter d’une manière plus ou moins ordonnée et encadrée » et pour avoir imposé aux étudiants des « dortoirs bordels » dans lesquels il se pratique une forme de sexualité débridée et cachée. Jennifer Beste, auteure de College Hookup Culture and Christian Ethics, souligne également « les facteurs culturels complexes qui contribuent à cette prolifération d’agressions sexuelles. »[10] Il est vrai que nous sommes tous socialisés aujourd’hui dans une culture caractérisée par l’objectivation généralisée et l’opportunisme sexuel. Aussi, un élément déterminant du péché a toujours été la manipulation et l’exploitation du corps humain. Ainsi, l’incidence élevée de contacts sexuels non désirés est liée directement à un ensemble de dynamiques qui transcendent le sexe et l’identité sexuelle. Et lorsqu’il est question de prédation, il serait dangereux de nier la corrélation tenace entre la masculinité et le comportement du mâle. Le groupe de défense Know Your IX, à titre d’exemple, rapporte que 99 % des violeurs sont des hommes, 90 % des victimes sont des femmes, et 95 % des auteurs de violence sexuelle contre les hommes sont des hommes. La violence sexuelle affecte les femmes et les enfants d’une manière disproportionnée, et les jeunes personnes des deux sexes sont toujours exposés à un risque élevé d’incidence.

Aussi, comment fait-on pour faire le décompte des auteurs de tels méfaits ? Les recherches suggèrent qu’au moins 1 étudiant universitaire sur 12 est un violeur, la proportion étant la même pour le public en général. Par ailleurs, dans une étude, environ 15 % des étudiants ont rapporté avoir intentionnellement fait usage de l’alcool dans le but d’exploiter sexuellement les femmes et 35 % d’entre eux ont affirmé que cela était socialement acceptable pour leurs amis.[11] D’autres études démontrent que les jeunes hommes membres d’une fraternité sont de trois à dix fois plus susceptibles de commettre une agression sexuelle.[12] C’est là l’une des raisons pour lesquelles les fraternités font actuellement l’objet d’une attention spéciale pour ce qui touche la sécurité des femmes sur les campus universitaires. Cela ne devrait pas nous surprendre, puisque ces endroits peuvent se révéler des lieux où certains facteurs congruents sont définis comme favorisant une sous-culture « propice au viol ». Le risque augmenté de comportement sexuellement violent au sein d’un groupe a depuis longtemps été lié à des éléments tels que l’hyper-masculinité, la domination et les droits des hommes, les attitudes misogynes, l’objectivation sexuelle et la pornographie, sans compter l’absence de répercussions institutionnelles au sein des universités pour les auteurs présumés d’abus. Ces éléments comptent parmi les dimensions de la vie sur le campus — et il en va de même dans la culture en général — qui méritent d’être examinées et changées d’une manière pressante si nous voulons contrer les agressions sexuelles. Il nous faut réfléchir davantage en termes de formation à la sexualité, surtout en rapport avec l’érotisation de la violence.

Beaucoup est fait actuellement par les universités, les étudiants et les autorités locales pour lutter contre la violence sexuelle sur les campus. L’UVA, à titre d’exemple, soutient de nombreuses initiatives dans ce sens, incluant Take Back the Night, Not on Our Grounds, Greendot, Its On Us, OneLess, One in Four, SARA, et ainsi de suite. Les programmes les plus prometteurs impliquent la formation des témoins en vue de leur apprendre comment intervenir selon les situations .[13] La méthode vise à enseigner aux participants à reconnaître l’agression sexuelle et la revendication des droits dans les contextes publics et à intervenir de manière non coercitive en vue de la diffuser. L’agression est habituellement précédée de comportements inappropriés et d’agressions mineures que les passants ou témoins observent mais tendent à ignorer en se disant que cela ne les concerne pas. À titre d’exemple, avant que Jesse Matthews ne croise la route de Hannah Graham, des témoins ont rapporté l’avoir vu harceler ouvertement d’autres femmes dans des bars, et plus tard, Graham aurait affirmé qu’elle ne voulait pas entrer dans la voiture avec lui, mais personne n’est intervenu pour la défendre.[14] Que se serait-il passé cette nuit-là si tous les témoins s’étaient dits intérieurement : « Ceci est l’affaire de tout le monde » ? La formation des témoins n’est pas seulement efficace pour protéger les victimes potentielles le moment venu, mais elle souligne également l’une des façons par lesquelles les gens qui adoptent des tels comportements peuvent être socialisés hors d’un groupe : les autres les empêchent ainsi d’agir fois après fois après fois.

Y a-t-il toutefois une réponse chrétienne particulièrement appropriée qui pourraient nous aider dans de tels efforts ? L’une des choses les plus importantes à affirmer ici est que tous les concepts ne sont pas également éclairants selon les cas. Il y a plusieurs manières pour les chrétiens d’empirer les choses, précisément en ayant recours à des principes théologiques, bibliques ou moraux parfaitement sensés dans d’autres situations — le plus notoire d’entre eux étant le pardon, mais aussi en demandant à la victime de faire preuve de miséricorde, de ténacité, de tolérance, d’amour, d’imiter les souffrances du Christ, et ainsi de suite. Tous ces termes ont été employés directement et indirectement pour contraindre des personnes, et plus particulièrement des femmes, à demeurer dans des relations violentes, pour imposer le silence aux victimes ou les renvoyer, et pour camoufler les injustices systémiques. Aussi, évoquer des normes telles que la modestie, la pureté, la chasteté ou la sobriété peut causer plus de tort au lieu d’aider. La question mérite d’être soigneusement examinée en vue de fournir une réponse théologique qui soit adéquate. Je vais proposer une série d’observations quant à la manière dont les chrétiens pourraient être plus conscients de leur réaction devant les crises suscitées par l’agression sexuelle.

Lorsque nous sommes confrontés à la douleur de quelqu’un, notre réaction spontanée devrait être de « pleurer avec ceux et celles qui pleurent » (Romains 12–15) et ne pas poser de questions ou des jugements de valeur. Mon professeur d’Ancien Testament au séminaire avait coutume d’affirmer que lorsque la réalité ne correspond pas à la vérité de Dieu, « nous ne pouvons retrouver le chemin vers le Royaume de Dieu qu’à travers nos larmes et nos lamentations. » D’après mon expérience se limitant à l’Amérique du Nord, les chrétiens hésitent énormément à entrer dans le travail du deuil et des lamentations, même si l’Écriture nous fournit une base solide pour agir ainsi (par exemple, dans le livre des Lamentations et dans les Psaumes de lamentation). Ce qui est négatif sous quelque forme que ce soit tend à être refoulé ou rejeté, sur le plan ecclésial autant que social. Ceci est particulièrement le cas pour les femmes, chez qui la colère même la plus juste est perçue généralement comme étant non attrayante et non féminine.

L’une des choses les plus spirituellement édifiantes que je me rappelle avoir lues à l’université est la suivante : « J’émets l’hypothèse selon laquelle les chrétiens sont passés très près de tuer l’amour, justement parce que la colère a été définie par eux comme étant un péché mortel. La colère n’est pas le contraire de l’amour. Elle devrait être perçue comme un sentiment qui nous avertit que tout ne fonctionne pas bien dans notre relation avec les autres personnes ou groupes, ou avec le monde qui nous entoure. La colère est un mode de connexion avec les autres et elle est toujours une façon vivifiante de nous préoccuper du sort d’autrui. »[15] Puisque la colère est une forme d’amour, il nous faut apprendre à l’exprimer collectivement et à nous lamenter pour les conditions qui ont suscité son émergence. Ceci est un complément important à la confession. Certaines traditions ecclésiales sont parvenues à insérer cet élément dans leur liturgie, mais plusieurs autres n’y parviennent pas. Se lamenter ensemble, porter les fardeaux les uns des autres, ce sont là des pratiques anciennes que l’Église a reçu l’ordre de cultiver. Elles diminuent le sentiment d’aliénation, forgent la solidarité, engendrent la volonté politique et nous rendent capables de mieux aimer ceux qui sont nos prochains.

Les lamentations nous aident aussi à percevoir le jugement de Dieu d’une nouvelle manière. J’ai grandi au sein d’une dénomination qui ne parlait du jugement de Dieu que comme une chose terrible à craindre pour le pécheur à titre individuel. Lorsque j’ai commencé à lire les Écritures et des ouvrages de théologie par intérêt personnel, j’ai été étonnée de trouver un peu partout dans les Écritures hébraïques le terme « jugement » décrit comme un baume pour celui qui est découragé et opprimé. Tout dépend de quel côté vous vous trouvez, en réalité. Le jugement de Dieu est également une manifestation de la grâce de Dieu et sa bénédiction sur ceux qui ont le cœur brisé. Il signifie : Dieu voit. Pour plusieurs d’entre nous, ceci est la source d’un énorme soulagement.

Une autre raison pour accorder de la place aux lamentations est le fait que certains chrétiens peuvent être portés à proposer de pardonner trop prématurément, pardon étant souvent le terme le plus contreproductif à proposer dans les cas de violence physique. Nous pouvons faire preuve d’une compréhension dangereusement superficielle de ce que le pardon exige et comment il devrait être accordé dans la vie de foi. Recommander le pardon — ou la miséricorde, ou la grâce — au mauvais moment peut causer encore plus d’injustice à celui ou celle qui ont été blessés. Il est injustifiable selon les Écritures d’omettre de dire la vérité et de ne pas accorder de place aux lamentations à cause d’une volonté à bon marché et mal fondée de passer l’éponge. Le pardon peut, lorsqu’on observe la chose attentivement, fonctionner comme un blanchiment de réactions humaines profondément problématiques devant la douleur d’autrui. Chercher à mettre le blâme sur la victime et à nier la réalité sont deux attitudes caractéristiques de la grâce à bon marché.

Il est tentant de vouloir gérer les émotions de la personne vulnérable qui se trouve devant nous, d’insister sur « la paix lorsqu’il n’y a pas de paix possible » pour de prétendues raisons pieuses, lorsque la réalité est que nous trouvons simplement la situation inconfortable ou incommode. Cela peut facilement devenir une façon de chercher rétroactivement un bouc-émissaire. Les victimes méritent leur souffrance après le fait lorsqu’elles sont incapables de la porter en silence. Se sentir ainsi incapables de pardonner leur donne le sentiment qu’elles méritent de souffrir. Cela engendre un cercle vicieux qui ne laisse plus de place nécessaire pour que le mal qui a été commis soit pris en compte et dénoncé. La perversité de ce modèle de comportement est évidente, mais ce dernier est pourtant très répandu. Dans les cas de violence sexuelle, cela rend ceux qui prennent cette tangente entièrement complices de toute offense que l’auteur du viol et sa victime pourraient commettre.

Cela me rappelle l’histoire troublante tirée du chapitre 35 du roman, Les frères Karamazov, dans laquelle un vieil homme riche lâche capricieusement ses chiens sur un pauvre jeune homme et ils le mettent en pièces devant sa mère. Dans un sens, la conclusion impie d’Ivan est juste : les autres n’ont aucun droit de pardonner à quelqu’un au nom de celui qui a été torturé. Parfois, il nous est donné la possibilité de pardonner ; d’autre fois, non, et nous devons nous abstenir de céder à l’envie injuste de faire plus que ce qui est en notre pouvoir. Dans ce cas, notre réponse après avoir entendu des « histoires d’horreur » tirées de la vraie vie, pour paraphraser Phyllis Trible, ne peut qu’être celle d’Alyosha : « Je veux souffrir aussi. »

Il est estimé que les victimes racontent ce qui leur est arrivé à neuf personnes avant que quelqu’un les croie. Une étude démontre que 94 % des victimes font l’expérience d’une « reconnaissance des faits sans aucun soutien » de la part des autres et que 78 % d’entre elles sont « activement rejetées ».[16] Pourquoi ne les croyons-nous pas ? Le déni est un phénomène psychologique compliqué, mais aussi fondamentalement injuste. L’agression sexuelle est, en réalité, le crime le moins rapporté, et il est faussement rapporté à un niveau relativement bas (environ 2–6%).[17] Cela me rappelle la description de l’amour par Paul, en 1 Corinthiens 13.7 : « Il excuse tout, il croit tout, il espère tout, il supporte tout. » Qu’est-ce que cela signifie, au juste, que l’amour croit tout ? L’incrédulité est-elle, dans un sens, le contraire de l’amour ? Nous ne devrions pas nous préoccuper que la réalité soit voilée à nos yeux au point où notre réaction spontanée ne sera pas de simplement écouter et croire ce qui nous est révélé. La voie de la croix qui convient le mieux dans de telles circonstances est d’accepter le lourd fardeau de partager les souffrances de la victime.

Questions de discussion

Lire et mal interpréter la Bible

  1. Dans votre expérience, quels sont les passages des Écritures et les enseignements de l’Église qui ont été mal interprétés de manière à minimiser ou encourager la violence sexuelle et la violence envers les femmes et les enfants ? Certains exemples pourraient inclure 1 Corinthiens 7.1–7, Éphésiens 5, 21–33 et Genèse 3.16.
  2. Pensez-vous que de telles interprétations peuvent être corrigées grâce à des lectures plus attentives et réfléchies ?
  3. Y a-t-il d’autres passages de l’Écriture qui nous proposent des moyens de renverser la violence et l’oppression envers les femmes ?

Réagir aux témoignages de violence sexuelle subie

  1. Réfléchissez à un cas spécifique où quelqu’un vous a confié avoir été agressé, ou à un récit qui vous a été fait entourant la violence sexuelle. Comment avez-vous réagi et pourquoi ?
  2. Comment comptez-vous faire les choses différemment après avoir pris connaissance des faits entourant l’agression sexuelle ?

Bien gérer le pardon

Lisez les passages correspondants du chapitre 35 du roman Les frères Karamazov[18] et de Matthieu 18.15–20.

Discutez de la juste manière de pratiquer et d’accorder le pardon.

  1. Dans quelles circonstances avez-vous eu l’occasion de voir le processus de pardon être bien géré, permettant ainsi que le respect de la justice et la réconciliation soient facilités ?
  2. Dans quelles circonstances avez-vous eu l’occasion de voir le processus de pardon être mal géré, en sorte que les personnes les plus vulnérables sont devenues encore plus vulnérables en conséquence ?

Lectures complémentaires

Notes de bas de page

[1] Wendell Berry, “Sex, Economy, Freedom, and Community,” Sex, Economy, Freedom, and Community (New York: Pantheon, 1993), 119.

[2] Susan Sontag, On Photography (New York: Picador, 1977), 20.

[3] “Violence against Women: Intimate Partner and Sexual Violence against Women” (World Health Organization, novembre 2017), http://www.who.int/mediacentre/factsheets/fs239/en/.

[4] “AAU Climate Survey on Sexual Assault and Sexual Misconduct” (Rockville, Md.: Association of American Universities, 2015), https://www.aau.edu/key-issues/aau-climate-survey-sexual-assault-and-sexual-misconduct-2015.

[5] Sabrina Rubin Erdely, “A Rape on Campus: A Brutal Assault and Struggle for Justice at UVA,” Rolling Stone, November 19, 2014, http://web.archive.org/web/20141119200349/http://www.rollingstone.com/culture/features/a-rape-on-campus-20141119.

[6] Alix Bryan, “The Disturbing Timeline of Jesse Matthew’s Sexual Violence and Murders,” WTVR.Com, March 3, 2016, http://wtvr.com/2016/03/03/the-disturbing-timeline-of-jesse-matthews-sexual-violence-and-murder/.

[7] Seth Cline, “Playboy: UVA Is Nation’s Top Party School,” U.S. News & World Report, September 26, 2012, https://www.usnews.com/news/articles/2012/09/26/playboy-uva-is-nations-top-party-school-playboy-uva-is-nations-top-party-school.

[8] T. Rees Shapiro, “He Said It Was Consensual. She Said She Blacked out. U-Va. Had to Decide: Was It Assault?,” Washington Post, July 14, 2016, sec. Education, https://www.washingtonpost.com/local/education/he-said-it-was-consensual-she-was-blacked-out-u-va-had-to-decide-was-it-assault/2016/07/14/4211a758-275c-11e6-ae4a-3cdd5fe74204_story.html.

[9] “Statistics,” Know Your IX, accessed February 27, 2018, https://www.knowyourix.org/issues/statistics/.

[10] Jennifer Beste, College Hookup Culture and Christian Ethics: The Lives and Longings of Emerging Adults (Oxford: Oxford University Press, 2018), 262.

[11] Ibid.

[12] “Sexual Assault Statistics,” One In Four USA, accessed February 27, 2018, http://www.oneinfourusa.org/statistics.php.

[13] “Training Men and Women on Campus to ‘Speak Up’ to Prevent Rape.” Morning Edition. NPR, April 30, 2014. https://www.npr.org/2014/04/30/308058438/training-men-and-women-on-campus-to-speak-up-to-prevent-rape.

[15] Erin Donaghue, “UVA Victim Hannah Graham Refused to Get in Killer’s Car,” CBS News, March 3, 2016, https://www.cbsnews.com/news/docs-uva-victim-hannah-graham-refused-to-get-in-killer-jesse-matthews-car/.

[16] Mark Relyea and Sarah Ullman, “Unsupported or Turned Against: Understanding How Two Types of Negative Social Reactions to Sexual Assault Relate to Post-Assault Outcomes,” Psychology of Women Quarterly 39, no. 1 (March 2015): 37–52, https://doi.org/10.1177/0361684313512610.

[17] Lisa Lazard, “Here’s the Truth about False Accusations of Sexual Violence,” The Conversation (blog), November 24, 2017, http://theconversation.com/heres-the-truth-about-false-accusations-of-sexual-violence-88049.

[18] Fyodor Dostoyevsky, The Brothers Karamazov, trans. Richard Pevear and Larissa Volokhonsky (London: David Campbell, 1992), 236–46; available online, The Brothers Karamazov, trans. Constance Garnett (London: W. Heinemann, 1912), http://www.online-literature.com/dostoevsky/brothers_karamazov/.

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